STANISLAS RODANSKI
L'aventure intérieure

Rebelle dopé au " stupéfiant-pureté ", Stanislas Rodanski (1927-1981) se défendait de publier. Ses productions - lettres-fleuves, nouvelles, poésies, fragments, bribes… - destinées aux amis - Alain Jouffroy, Claude Tarnaud, Julien Gracq… -, ont fini par sortir du petit cercle qu'elles n'auraient jamais dû quitter. Ce délit d'initiés plus ou moins pratiqué avec la complicité de l'auteur ne déchaînera pas la vindicte. On se réjouit de la réédition de La Victoire à l'ombre des ailes, livre paru en 1975 aux éditions du Soleil Noir et qui ébranla en son temps plus d'un ensorcelé des mots.
Individu fréquentatif, selon sa propre définition, Rodanski semble d'un abord flou. Julien Gracq qui le rencontre à Montparnasse alors qu'il habite impasse de l'Enfant-Jésus évoque une " distanciation atone ". Il étonne autant par le vague qui est son état que par ses abyssaux silences. Car Rodanski est plongé en lui, dans cette immensité qui est ce moi dont il cherche à atteindre l'horizon.
" Je vois mon âme en cette absence. Loin ". Il paraît ne s'être jamais raccommodé au réel suite à Lost Horizon, un film de Frank Capra vu au cinéma avec ses parents. Ce film qui montre l'échouage d'un avion sur les sommets himalayens, décrit la découverte par les survivants de Shangri-là, la ville des horizons perdus, surgie au cœur de la montagne. Effet de choc, Shangri-là revient à la mémoire de Rodanski comme cette " cité sans fin " où il a vécu autrefois. De cet instant, Stan, ainsi que le surnomment ses amis, a la conviction de souvenirs qui préexistent à l'existence. Il relate cette expérience d'une descente au profond de son histoire millénaire dans un long poème exactement intitulé Horizon perdu.
Il n'est pas pour Rodanski de meilleur interlocuteur que Jacques Vaché à qui il s'identifie. Même goût du jeu, de l'aventure dangereuse, de l'humour sans h qui est, d'après l'auteur des Lettres de guerre, le " sens de l'inutilité théâtrale (et sans joie) de tout. " Humour, pureté, révolte se comprennent par analogie. Dans la Lettre au Soleil Noir adressée à François Di Dio en réponse à une enquête sur " la Révolte en question ", Rodanski écrit : " Le révolté, toujours disponible pour la résolution des problèmes humains, généreux mais rigoureux, réaliste que rien de ce qui vaut ne rebute, lucide jusqu'à l'exemple, le révolté trouve dans l'humour, néanmoins, sa valeur d'élection. Comme la révolte, dont elle est le sort, dans la minorité opprimée, l'humour est le salut. " Son mot d'ordre, d'insurrection plutôt, est inscrit en lettres capitales dans cette épître d'ailleurs jointe au volume réédité : " umore, précieux, ubique. " L'ubiquité pour quelqu'un qui a, comme lui, accès à ses plusieurs vies antérieures, prend les noms de Lancelo (orthographié sans t), de Tristan. Rodanski est du reste le pseudonyme de Glucksmann.
L'homme qui se fait appeler Stan refuse résolument de se placer dans une trajectoire littéraire. Sa vie est d'aller vers l'action, de confronter le risque. Il envisage de faire le tour du monde en qualité de soutier sur un paquebot. Il revêt même l'habit de parachutiste. Mais l'aventurier demeure un velléitaire qui se revendique finalement du double titre de " guerillero de l'amour " et " romancero d'espionnage ". En octobre 1953, il adresse à Claude Tarnaud ces mots amers : " En effet, j'ai raté ma vie. Né pour l'action, je m'ennuie à mourir des suites de mon expérience poétique. Tout ce qui m'est arrivé de risqué, les dangers - bombardement, parachutisme - , a l'irréalité du songe. " Le songe à quoi Rodanski semble spécialement disposé prend la forme d'un récit fantasmatiquement autobiographique, La Victoire à l'ombre des ailes, loufoque histoire d'une livraison de gaz-torture sur un atoll du Pacifique par une escadrille de desperados. Le récit, comme une voltige, pique dans un bar où se réunissent " les enfants terribles, les casse-cous, les cœurs brisés, les ratés de l'aventure, les pilotes perdus ", tous éclopés de la vie. Dans ce zinc-refuge, en pleine mer de corail, le narrateur a la vision fatale d'une femme, prénommée Rita (et l'on comprend qu'il s'agit de Rita Hayworth) qui connaît la magie des baisers de cinéma, le programme des caresses d'évasion. Eclaboussée de couleurs pétard qui évoquent les peintures de Malaval, de Sam Francis, montée comme un cut-up sentimental, un roman-photo de désespoir, La Victoire à l'ombre des ailes mérite qu'on lui reconnaisse sa place unique dans la littérature, inégalable, parce qu'on ne peut lui trouver que des références extrinsèques : picturales, cinématographiques (Nicholas Ray, Joseph Lewis, Wim Wenders, Jean-Luc Godard) et musicales (Tom Waits, Captain Beefheart, Arno).
La trajectoire de Rodanski, ponctuée par le surréalisme dont il fut exclu en 1948 pour " travail fractionnel " et la création de la revue NEON (N'être rien Etre tout Ouvrir l'être Néant) qu'il fonda avec Sarane Alexandrian, Henri Heisler, Véra Hérold, Claude Tarnaud, sera une première fois stoppée par un internement volontaire à l'âge de vingt-sept ans, à la Maison de Santé Saint-Jean-de-Dieu à Lyon, avant que de s'arrêter définitivement, vingt-sept ans plus tard, à cette toute fin de tout dont ne saura jamais avec Stan si elle équivaut à une mort ou à un commencement.

Guy Darol

Œuvres de Stanislas Rodanski

  • La Victoire à l'ombre des ailes, précédé de Lettre au Soleil noir, Lancelot et la chimère, suivi de Le Sanglant symbole. Préface de Julien Gracq. Illustration de Jacques Monory. Le Soleil Noir éditeur, 1975.
  • La Victoire à l'ombre des ailes. Texte établi et annoté par François Di Dio. Christian Bourgois éditeur, 1989.
  • Horizon perdu (Lettres, rêves, poèmes & récits). Préface de Bernard Cadoux. Editions Comp'Act, 1986.
  • Spectr'Acteur. Frontispice de Jacques Hérold. Deleatur, 1983.
  • Journal 1944-1948, suivi de Stan par Jacques Borgé. Présentation de J.-E. Veuillet et F.-R. Simon. Deleatur, 1991.
  • Dernier journal tenu par Arnold, 2 mai - 7 juin 1948. Deleatur, 1986.
  • La Montgolfière du Déluge, poèmes précédés d'une Lettre à l'astrologue, suivis de A cela près. Avant-propos de J.-E. Veuillet. Deleatur, 1991.
  • Des Proies aux chimères. Préface de Jean-Michel Goutier. Illustrations de Jacques Hérold. Editions Plasma, 1983.

Publications sur Stanislas Rodanski

  • Cée n°2/3. Textes de Alain Jouffroy, F. J. Ossang, Jean-Christophe Bailly, Luc-Olivier d'Algange, Jean-Michel Goutier, André Velter. Inédits : Les prisons, Le spectre du belvédère, Le surétant non être, Désir profond. Entretien : Jacques Hérold parle de son ami Stanislas Rodanski. Novembre 1977.
  • Contre toute attente n°5/6. Biographie fantôme de Rodanski par Bernard Cadoux. Inédit : Les Cycles de l'Héllade. Editions F.P. Lobies, hiver 1981.
  • Actuels n°23. Textes de Bernard Cadoux, Eugène Durif, François Di Dio, Pierre Demarne, Alain Jouffroy, Sarane Alexandrian, Jean-Christophe Bailly. Inédits : Lettres, Existe, Poèmes

Sur Stanislas Rodanski

  • A.V. Aelberts et J.J. Auquier, Poètes singuliers du Surréalisme et autres lieux. Christian Bourgois, 1971.
  • Luc Olivier d'Algange, Présence immédiate (CEE n°1, 1977) ; Stanislas Rodanski (CEE n°2, 1977).
  • Jean-Christophe Bailly, Une résonance absolue (Libération, 19 mars 1982).
  • Tahar Ben Jelloun, A propos de La Victoire à l'ombre des ailes (Le Monde, 1975).
  • Eugène Durif, La mort de Stanislas Rodanski (Le Progrès, 24 septembre 1981) ; Geste autour d'un silence (Le Progrès, 22 février 1982).
  • Jean-Michel Goutier, La comète Stanislas (Libération, 19 mars 1982).
  • Jacques Hérold, Stanislas Rodanski vient de mourir (Artère n°3/4, 1981).
  • Alain Jouffroy, Roman vécu (Editions Robert Laffont, 1978) ; Un poète ressurgi du noir (Le Matin de Paris, 16 octobre 1981).
  • Petr Kral, Stanislas Rodanski dans le Dictionnaire Général du Surréalisme et de ses environs (Editions PUF, 1982).
  • Claude Roy, Stanislas Rodanski (Le Nouvel Observateur, 1975).
  • Claude Tarnaud, La forme réfléchie (Le Soleil Noir éditeur, 1952).
  • Jean-Pierre Thibaudat, Un amour de Stan, Le cinéma de Shangri-là (Libération, 19 mars 1982).

L'EPOPEE RODANSKI

par Guy Darol

" Mon départ s'appelle toujours,
tous les jours et tous les instants
du grand jour. "
Stanislas Rodanski

Il est une aventure qui place l'ailleurs hors de toute mappemonde. Elle se situe loin des cartes recensées et dans un temps déliquescent. Ses héros sont sans courage pour le monde actuel. Personnages de passage, sans identité fixe, ils recherchent l'inconnu, la terra incognita enfouie dans leur millénaire mémoire. L'action qui les remue a le mobile des quêtes de Jason. Et pourtant, ils ne paraissent pas s'agiter. On ne les voit jamais courir. Jamais ils ne sont à l'affût d'une nef ou d'un cheval. Ils sont simplement immobiles. Les traits creusés, le cheveu en broussaille, la peau étrangement hâlée, ils ont la mine du voyageur. Leur silence est rude. Il les défend contre les curieux. Ce type d'aventurier a le regard de l'éclair. Il perce les corps et les murs.
Stanislas Rodanski fut ce héros sans foi envers le maintenant et l'ici. Ecrivain d'une vie dépourvue d'épique, il s'inventa des rôles de Tristan et de Lancelot. Préférant la fiction au réel, il s'incarna en êtres de celluloïd pour affronter d'improbables dangers. A Honolulu, il est un pilote-suicide chargé de livrer deux tonnes de gaz-torture enfermés dans des boîtes de conserves. Il fume des cigarettes de série B en affectant la moue du gigolo. Une fois sa mission terminée, il abandonne dédaigneusement son costume de marmule. Surgissent alors de nouveaux décors, des architectures gênantes comme Shangri-là, la citadelle infinie vue dans un souvenir. Il a la conviction que des images préexistent à l'existence. Il se rappelle avoir vécu à Shangri-là auprès d'une jeunesse éternelle. A présent, il a le sentiment aigu, térébrant, d'être appelé vers elle : la vallée disparue, la ville des horizons perdus où réside l'Hamour avec un grand H.
Ses yeux sont comme des pistolets braqués sur un horizon chimérique. " Y aller, pense-t-il, est une illusion. " Il sait cependant qu'elle est, tangiblement, tout de même que sont les fabuleuses civilisations du Timée de Platon. En une autre époque, il y fut. Il s'en rappelle la rutilance.
Loin derrière le voile demeure l'Absolu, la Cité du Bonheur. Le temps, là-bas, est aboli. Ce qui dure est l'amour. A Shangri-là, l'amour habite chaque geste. Stanislas Rodanski signe Lancelo. En esprit, il pénètre jusqu'aux confins de l'Autre Monde. Il a des aventures prophétiques. Dans cet univers où l'impossible peut survenir à tout moment, il a la vision de l'originaire. Il dit : " L'être a les rêves de ses origines s'il en est. " Il dit : " Je vais de siècle en millénaire. " Il dit que l'Inde est sa seule naissance et que c'est le pays du karma.
Stanislas Rodanski consultait volontiers le valet de trèfle, sa carte d'avenir ; il contemplait l'horizon à la recherche du Point Secret, spectre du monde possible, celui que Théodore sondait dans la Théodicée de Leibniz. Dans cette quête errante, l'esprit de Stan a basculé. Le " romancero d'espionnage " en proie aux illusions de la Mâyâ " a cessé de jouer le rôle de sa vie ". Il a tombé le cinémasque et s'est enveloppé de silence. L'épopée Rodanski se fige dans un hôpital psychiatrique.
Né en 1927, Stanislas Glucksmann, " envoûté par l'image d'une personne existant par-delà la séparation ", se fait appeler Rodanski puis Lancelo. Il dit vouloir découvrir l'Indochine et s'engage dans l'armée. Un jour, il se présente en habit de para chez Jacques Hérold. Devant la grimace de dégoût du peintre, il jette l'uniforme à l'égout. Stan envisage de faire le tour du monde à fond de cale. En 1952, dans une lettre à Claude Tarnaud, il propose de créer le club - très select - des Ratés de l'Aventure. Il écrit : " C'est beau comme une image la vie d'un desperado. " En 1954, il se tait. Il entre volontairement à l'hôpital Saint-Jean-de-Dieu de Lyon, le " monde intermédiaire " qu'il ne quittera plus. Vingt-sept ans plus tard, il meurt, il prend la fuite.
L'œuvre de Rodanski, arrachée à son indifférence, comprend peu de volumes. Passée sous un quasi-silence, elle connaît avec la publication de La Victoire à l'ombre des ailes un bref instant de gloire. On voudrait partager le goût de cette littérature sans majuscules qui fut une " expérience poétique " au sens où l'écriture est une consumation et une renaissance. Comme Antonin Artaud, Rodanski a parcouru la " géométrie sans espaces " et est allé jusqu'au plus loin. Refusant toute limite, il a traversé les décors miragineux qui maintiennent l'homme dans sa gangue de certitudes. Ses livres sont une flèche qui mène " au creux de la mystérieuse aventure ".

Ce texte a été publié dans le n°22 de la revue Roman (Presses de la Renaissance, mars 1988) dirigée par François Coupry. Ce numéro avait pour thème L'aventure.

Filmographie

  • Lost Horizon (Les Horizons perdus), 1937. Columbia. Une production Frank Capra. Production et réalisation : Frank Capra. Scénario : Robert Riskin, d'après le roman de James Hilton (et Sidney Buchman, non crédité pour son rewriting). 118 mn. Titre pour la réédition : Lost Horizon Of Shangri-La. Sortie USA : 27 février 1937. Interprètes : Ronald Colman, Jane Wyatt, John Howard, Thomas Mitchell, Edward Everett Horton.
Lire : Frank Capra, Michel Cieutat. Rivages, 1988. Frank Capra, Christian Viviani. L'Herminier/Editions des Quatre-Vents, 1988.